Histoire de l'Art 4 eme année

Histoire de l'Art 4 eme année
N.Victor-Retali Casino 2008 (de la série "Désapparences")

lundi 20 septembre 2010

XX & XXI°S CHAPITRE 53 LA PEINTURE CONTEMPORAINE (3)

CHAPITRE 52 LA PEINTURE CONTEMPORAINE (2)
Jacques ROUVEYROL

INTRODUCTION

La peinture abstraite naît, on s’en souvient avec Olympia de Manet en 1863 (Voir Cours de 2eme année, Chapitre 29, L'Impressionnisme ). Pour la première fois, le tableau vise moins à représenter une femme sur un lit, sa servante noire, un bouquet de fleurs et un chat qu’à assembler des couleur sur une toile.
La peinture abstraite se définit non pas comme non-figurative (elle est faite, les monochromes mis à part et encore …) de figures géométriques (abstraction géométrique) ou « libres » (abstraction lyrique), mais comme non-représentative. La peinture, au lieu de renvoyer au monde extérieur (comme la fenêtre albertienne de la Renaissance), ne renvoie qu’à elle-même. Ne parle que d’elle-même. On cesse d’avoir une Naissance de Venus pour avoir un tableau.

Qu’il y ait une peinture contemporaine abstraite, c’est ce que nul ne saurait nier. Qu’il y ait une peinture abstraite contemporaine, là est la question.
L’abstraction, en effet, est du côté du minimalisme et du conceptuel, ils en dérivent. Mais justement, s’il y a une peinture contemporaine, après (ou à côté) du postmodernisme, elle doit n’être ni minimaliste ni conceptuelle. On a bien vu dans les chapitres précédents, comment la figuration (au sens large) a retrouvé doit de cité.
La peinture abstraite contemporaine est-elle pleinement contemporaine ou se réduit-elle à une survivance de la peinture abstraite née au début du XXeme siècle ? Tel est l’objet de ce chapitre.

Dans les années 1990, il est arrivé que des expositions mettent ensemble des œuvres réputées abstraites (comme celles de Monique Prieto, Laura Owens, Ingrid Calame, par exemple et des œuvres comprises comme figuratives (comme celles de Kevin Appel, Adam Ross ou Sharon Ellis), signe de ce que l’opposition abstrait-figuratif n’a plus le même sens qu’auparavant.

1. Partons des œuvres les plus contemporaines de Monique Prieto, celles qui incluent des mots (empruntés au journal intime d’un banal fonctionnaire anglais du XVII°s, Samuel Pepys).
Sur un « fond » qu’on dira « abstrait », de courtes phrases écrites à la manière de graffitis se laissent rarement facilement déchiffrer. Mais, cette difficulté est voulue. Car le texte est à la fois signifiant et « abstrait », c’est-à- dire formel. Un des symptômes de la schizophrénie consiste précisément à ne pas pouvoir s’empêcher de remarquer un texte écrit sans pouvoir pour autant le considérer comme autre chose qu’un ensemble de « formes », sans qu’il s’efface devant le sens auquel il renvoie.
Bien sûr, il n’est pas question ici de schizophrénie, mais il est question de « tenir compte » de cette dimension « formelle » de la langue, comme la poésie tient compte de sa dimension « musicale ». Ci-dessous, With My Bare Hand 2008.


On note donc ici encore une fois une sorte d’insistance à figurer. Comme si l’abstraction pure des toiles de la  période antérieure ne pouvait suffire.
Cette insistance là se heurte à une résistance de l’abstrait. Ce que peint Monique Pietro pourrait bien être précisément ce conflit, ce paradoxe qui pourrait bien être à l’œuvre dans la peinture abstraite contemporaine et qui était étranger à la peinture abstraite du siècle dernier.

2. Chez Laura Owens, la position est la même. Là, on dirait que la représentation insiste (le mot est à prendre aussi au sens le plus strict : in-sister, sistere in, se tenir dans). La représentation in-siste pour ex-sister dans une abstraction qui résiste.
D’abord le titre : il n’y en a pas. Il ne faut donc voir sur la toile ni le gallinacé ni la branche de l’arbre, mais plutôt la matière et l’assemblage des couleurs. « Faire abstraction » de la représentation. (Untitled 2004).



Ensuite, un traitement abstrait de la toile. Ci-dessous, par exemple, quelque chose qui n’est pas sans rappeler Rothko dans ces bandes horizontales. Mais les « rideaux » qui bordent ces bandes en font les lames d’un store.

(Untitled)


Là, les tâches de couleur parfaitement agencées laissent vite apparaître le corps endormi d’un enfant sur la plage ou d’un enfant qui rêve de la plage et de la mer. (Untitled 2009)
.


3. Le travail le plus récent d’Ingrid Calame (ses Tracés) partent d’un relevé systématique de taches, de fissures, de salissures sur le sol d’un parking, d’un entrepôt, d’un bâtiment industriel. Ci-dessous, Tracings from the Indianapolis Motor Speedway I 2009.



Du coup, dans la forme abstraite réside une matière qui vient du monde. Sans doute n’y a-t-il là rien de « figuratif » comme chez Pietro et Owens ; mais un rapport au monde auquel la peinture abstraite avait renoncé, qu’elle avait refusé même, se trouve rétabli.


I. Entre figuration et abstraction


On remarque en premier lieu des œuvres qui, incontestablement abstraites, laissent apparaître de façon sous-jacente des figures représentatives. Comme si la représentation était d’abord posée puis niée. C’est le cas chez Michael Krebber, par exemple.

Sur cette œuvre, Contempt of one's own work as planning for career (Le mépris pour son propre travail pris comme plan de carrière) 2001, un fond blanc; sur ce fond, en vert et jaune, un vague portrait de femme. Sur ce portrait, enfin, un « barbouillage » en bleu. L’ensemble est abstrait, ne représente pas. Ce n’est pas « un visage barbouillé ». C’est deux choses : d’abord un assemblage de formes colorées, ensuite un « manifeste », si l’on en croit le titre (mais faut-il le croire ?) : l’expression par la peinture d’un mépris de la peinture.




Sur un fond sombre uniforme (ci-dessous, untitled 1998), quelques coups de pinceau. Œuvre abstraite. Il y a quelque chose de Matisse dans cette technique. Matisse, de quelques coups de ciseaux ou de crayon voire de pinceau donnait sinon la représentation proprement dite d’une chose du moins son « signe » (Voir Cours de 2eme année, Chapitre 34 Matisse, Picasso). Ici, c’est incontestablement le « signe » d’un visage qui est donné à voir. Mais on ne s’arrête pas à ce « signe ». La composition le décale vers le bas et le regard, en remontant, est repris par la monochromie, par l’abstraction. Ici encore, une représentation est posée puis niée. Et du coup dépassée.



Ce qui est mot pour mot le schéma de la dialectique hégélienne exprimée par le concept de aufhebung dont la traduction en français donne : tout à la fois conserver (ou poser)-supprimer-dépasser. Là (ci-dessous, Do you recognize Prada ? 2001) , la représentation est posée par le titre, niée par les coups de pinceau (autant que par la connaissance du logo de Prada) et dépassée vers une œuvre parfaitement abstraite.



Ici (untitled 1992), la représentation posée est celle du tronc et du début des cuisses d’un corps masculin, niée par les coups de pinceau et donnant lieu au dépassement vers une peinture abstraite.


Nous sommes loin, on le voit, de l’abstraction géométrique d’un Mondrian visant à rendre sensible l’imperceptible structure du monde visible ; de l’abstraction lyrique d’un Kandinsky visant à l’expression des invisibles mouvements de l’âme ; de l’abstraction nihiliste d’un Malevitch visant à rendre palpable l’inexistence même du néant ; de l’abstraction expressionniste, enfin, d’un Pollock visant à décrire le processus complexe et indicible de la création.
Le monde visible, semble refaire son apparition. Il se pose et est seulement ensuite nié par la peinture. Même si c’est loin d’être évident, le titre affirme que le « motif » présent sur cette toile (Small attempt at surprise with known motive 2001) est « connu ». Il y a donc un motif. Mais il est posé, nié, dépassé.



2. Soit Gary Hume. Voici Two Girls. Incontestablement ce sont bien deux silhouettes de jeunes filles. Mais peintes en aplat. Il y a encore un mince filet blanc qui délimite la chevelure et la mâchoire. Là encore, c’est au « signe » de Matisse qu’on est renvoyé. Un minimum de moyens rend le caractère de la chose qu’on ne veut pas représenter, mais suggérer. A l’examen, pourtant, les silhouettes n’ont pas vraiment de peine à s’effacer laissant apparaître la composition abstraite de l’œuvre.


Même remarque pour Big Baby (2005) du même Gary Hume. Ce qu’on a dit de Two Girls s’applique à la perfection à Big Bird (2010). En revanche, on dira que Two Roses (2008) n’est plus vraiment à classer dans la rubrique de l’abstraction. Et l’on aura tort sans doute.
Ces roses sont bien représentées, mais elles sont abstraites de leur contexte (jardin, vase ou même tige). Elles sont traitées en aplat de peinture rouge, même si de minces lignes blanches dessinent la structure des pétales. Leur « ombre » est parfaitement « indépendante » d’elles. Enfin, avec un certain effort, il est vrai ( le côté représentatif « résiste » ici davantage), on en vient à considérer l’œuvre comme une composition simplement abstraite.


Trois portraits (Untitled 1993). Le tableau est figuratif, comme on dit. Pourtant, très vite la liaison des cous des visages supérieurs avec le front du visage inférieur rassemble en une seule les trois figures. Qui y perdent justement une bonne partie de leur « représentativité ». Ce qui se teste encore ici, c’est la « résistance » d’une perception par rapport à une autre (ce qui a été l’objet des études de la Gestalttheorie ou Psychologie de la Forme). D’avoir vu trois visages fait obstacle à considérer l’ensemble comme une seule figure (ce que la liaison des lignes implique pourtant) donc comme non-représentatif.

On dirait que la peinture hésite entre représentation et abstraction. Que la « figure » hésite à se distinguer du fond ou que le fond a des prétentions à la figure (cette lutte, nous l’avons vue à l’œuvre dans le cubisme analytique). Il y a une ambiguïté fondamentale de la peinture de Gary Hume. Il faut pourtant soutenir qu’elle est abstraite, mais avec cette particularité qu’on peut penser contemporaine de ne l’être pas immédiatement comme le furent celles de Mondrian, Kandinsky et les autres.



On se souvient de la lente évolution de Mondrian vers l’abstraction, à partir de séries : celles des arbres (rappelée ci-dessous), celle de la mer, de l’église (Voir Cours de 2eme année, Chapitre 35 L'Abstraction). La représentation de l’arbre disparaît progressivement. Aucune résistance ne la fait revenir, à aucun moment. Dans les œuvres de Gary Hume, au contraire, la représentation revient un peu comme ce que Freud nomme « un retour du refoulé ». Revient donc déformée. Et du coup non réellement représentative. C’était le cas, aussi, chez Michael Krebber.


3. Ce que l’on vient de décrire est sans doute plus clairement mis en évidence chez Ellen Gallagher. Pas une « vignette » ci-dessous (Falls and Flips (305 x 488 cm) 2001) qui ne soit un portrait. Mais pas un de ces portraits n’est vraiment fait pour être vu séparément. Certes, il peut l’être et l’œuvre est « figurative ». Mais ces 396 portraits (qu’il faudrait une demi-journée pour voir) sont faits justement a) pour être reconnus comme tels (posés), b) pour ne pas être vus comme tels puisque c’est l’ensemble qui est à considérer (niés), c) pour être vus autrement que comme des portraits (dépassés).



Dans Deluxe 2005, on a "seulement" 60 éléments. Les considérer chacun pour sa part devient « raisonnable ». La « figure » appelle, appelle … (Ci-dessous, deux des soixante éléments).



Ce que je vois en premier lieu sur IGBT (2008), ce sont deux silhouettes sombres qui paraissent venues de loin (deux silhouettes de musiciens du XIX°, peut-être). Et puis, c’est un relief qui me fait découvrir un circuit imprimé. Mais, à considérer l’ensemble, je vois deux tâches noires et un fouillis de lignes du même ton que la surface qui les supporte. Et mon regard, encore une fois, hésite. Il pose, nie, pose à nouveau, nie encore, etc.



S’Odium (2006) est à l’évidence une œuvre abstraite. Pourtant, le titre en jeu de mot, me renvoie à quelque chose de bien réel encore qu’imperceptible à l’œil : une molécule de sodium (Na, représentée à gauche de l'œuvre).



A la suite de la tragédie du 11 septembre 2001 Fabian Marcaccio réalise une série de toiles intitulée Jours Noirs. On y passe de l'objet défini et identifiable (corps éclatés, fragments de corps, entrelacement de corps) à la pure effusion de matière (une matière épaisse faite d’huile, de gel, de silicone) complètement abstraite. (Ci-dessous, Energy-Libido-Information 2004).



Les peintures de Marcaccio sont des paintants quelque chose comme de la peinture et du « mutant ». Avec (paintants) une idée d’action s’accomplissant. En résumé : de la peinture en mutation.
Invité à créer une œuvre à Ostende, en Belgique, il réalise une pièce de 334 m de long nommée Confine Paintant qui va de la ville à la mer. Son objectif : raconter une histoire avec des épisodes et des évolutions, mais par des moyens abstraits. « I call this kind of painting "complex" or "network" composition: It interweaves abstraction and representation » déclare Marcaccio à propos de Confine Paintant et de sa peinture en général. Ici, dans All Over Control Paintant (2006) c’est la représentation elle-même (ce tableau de contrôle) qui est abstraite par nature.



Là (Cluster-Bomb Beauty Paintant 2006), c’est la destruction entraînée par les bombes qui, ôtant toute forme à la matière ainsi disloquée, produit de l’abstraction. Le processus est donc simple : posons de la représentation. Nions-la (destruction des formes qui faisaient le représentable), nous obtenons de l’abstrait.



Ainsi, s’il y a une peinture abstraite contemporaine, elle l’est en ce qui la distingue de celle du siècle dernier. Celle-ci se fondait sur la simple négation du réel, même si cette négation avait été progressive (on l’a vu avec Mondrian mais c’était vrai aussi avec Kandinsky avec le passage des Impressions aux Improvisations puis aux Compositions). Celle-là, plus complexe, est dialectique. Elle ne nie la représentation qu’en la posant. Sans doute est-ce là la première caractéristique de l’abstraction contemporaine, du moins en peinture .

4. Le point de départ de l’œuvre de Julie Merhetu, c’est l’architecture. Celle des grandes métropoles du XXI° siècle. Diagrammes, colonnes, portiques, élévations, cartes, etc. Son inspiration, à première vue, futuriste. Beaucoup de mouvement, mieux de vitesse.
Rien de ce qui est « représenté » (en particulier aucune ville) n’est emprunté à la réalité (par exemple dans Stadia II, 2002 ou Dispersion 2004).
Là (Back to Gondwanaland 2000) des lignes courbes tournent autour d’un axe. Elles sont noires et rouges. Elles semblent venir du suprématisme. Ce sont des groupements urbains d’habitations. Le centre d’une ville étendue. Mais un autre espace paraît enserrer cette Cité. Délimité par des courbes bleutées, il affecte la forme d’un stade (thème récurrent dans l’œuvre de Mehretu).



La signification de cela n’est pas ce qui nous intéresse ici. L'histoire, le temps et l'espace sont fondus en un seul cadre. Le maître-mot de tout cela semble être la vitesse. Tout se passe comme si on avait une mise en image de la réflexion de l’architecte-urbaniste-philosophe Paul Virilio. La ville est une hiérarchie de réseaux, pondérés par leurs vitesses. Ce que dit Virilio. Ce que peint Mehretu. A quel cataclysme l’accélération technologique (qui a aboli le temps et l’espace, ce que montre l’instantanéité des « informations » voire des crises mondiales) nous conduit-elle ? (Ci-dessous Untitled 2001).



Mais, redisons-le, la signification de l’œuvre n’est pas l’objet de cette recherche. L’important, c’est que pour la décrire on est contraint de se référer à ce qui est le plus profond dans notre réalité quotidienne : la ville, la vitesse.
C’était déjà le cas avec le futurisme. Mais le futurisme ne relevait pas de l’abstraction. Ici, nous sommes dans une peinture qui se donne pour abstraite et qui l’est en effet, mais rejointe, habitée par la réalité extérieure, par le monde.
Qu’on se souvienne. A propos de la peinture « figurative » contemporaine, on avait cru voir qu’une caractéristique fondamentale était l’adéquation de la forme au contenu, adéquation qui impliquait un primat du contenu sur ladite forme. C’est que, et c’est l’abstraction qui le met sans doute le mieux en évidence : le contenu s’impose. On a beau lie nier, voilà qu’il se pose à nouveau. Qu’il résiste.
Naturellement, ce n’est pas d’un retour à la Renaissance qu’il s’agit (surtout quand il est question de l’abstraction). Le monde des peintres de la Renaissance et jusqu’à Manet, c’était le Monde. Une unité. Une cohérence de toutes ses parties exprimée par la science naissante qui est, jusqu’à la fin du XIX° (jusqu’à la thermodynamique) une science des corps à notre échelle (même le Ciel n’a pas l’infinité pourtant affirmée par Giordano Bruno et reprise par Pascal) ; une science humaine, en somme.
Le monde contemporain est tout autre. Et ceci n’est pas lié au principe d’incertitude qui régit l’étude du microscopique, ceci est dû d’abord à ce que pour la science même il y a plusieurs mondes avec plusieurs physiques et plusieurs mathématiques pour tenter d’en rendre compte. Et puis, c’est « un » monde où tout se fait, aujourd’hui, et se défait en un instant. Un monde émietté, un monde atomisé, un monde où le temps ne « s écoule » plus mais où les instants se télescopent.
C’est ce monde qui revient dans la peinture y compris abstraite. Par fragments. Par intermittence. Par accident. Il s’impose en effet alors que le Monde des classiques se proposait seulement à leurs peintres.
Reste à voir si le thème de la mémoire qui avait paru central dans la peinture « figurative » trouve sa place dans la peinture abstraite. A l’évidence, il ne saurait s’y trouver largement développé. C’est au niveau de la technique plus qu’à celui du contenu que nous aurons des chances de le rencontrer.

II. Abstraction et mémoire

1. Le niveau de la technique, c’est chez Tomma Abts, qu’on peut l’observer. Ici, point de représentation. Et de nouveau la question se pose de la contemporanéité de l’œuvre. (Ci-dessous, Isko 48x38 cm 2008).


Particularité : tous les tableaux sont de petit format (un format qui convient à des portraits) et tous du même format (48x38cm). Tous portent enfin un titre extrait d’un livre de prénoms.
Et cela fonctionne par couches.
Les formes sont obtenues progressivement. Et intuitivement. Pas de composition préconçue (rien donc de minimaliste ou de conceptuel). Cela fonctionne par strates. Premières figures recouvertes (pas tout à fait). Ce recouvrement donne lieu à de nouvelles figures, recouvertes (pas tout à fait) etc. Chaque « étage » conserve donc la mémoire des étages antérieurs (inférieurs) qui demeurent visibles sous la couche qui recouvre. Ici, Ert 48x38 cm 2003.


Certes, la peinture laisse voir le processus de sa réalisation, elle semble, comme telle, en plein dans l’idéologie minimaliste ou conceptualiste. Pourtant, les exigences de l’abstraction géométrique semblent évacuées, puisqu’on avance à l’intuition et à partir de ce qui précède. Le process minimaliste est ici contredit puisqu’il est en principe le déroulement d’un plan défini dans un univers plus ou moins aléatoire. Ce qui n’a nullement lieu ici puisque justement aucun plan n'est déterminé à l'avance.
Ici et là, en outre, des surépaisseurs de peinture forment des barrières physiques qui arrêtent le pinceau. Le relief fonctionne comme une frontière. Il donne même lieu à ce qu’il faut bien appeler des « ombres », même si aucune source lumineuse particulière ne justifie qu’elles existent. Ci-dessous, Lübbe 48x38 cm 2005.



Là encore, avec Ebe (2005) les lignes blanches en particulier, donnent aux cercles qu’elles « traversent » le volume de sphères. Les ombres, les reliefs paraissent bien réintégrer l’espace plan de la peinture abstraite. On ne saurait évidemment parler ici de figuration ou plutôt de représentation, mais plutôt d’un retour du réel. D’un réel qui n’est pas de la peinture. D’un réel qui est du monde.
On n’est pas, il est vrai, dans le cas de Krebber, Marcaccio, Hume ou Gallagher, mais pas non plus dans celui de l’abstraction géométrique ou lyrique. Ces dernières sont amnésiques (elles ne se souviennent de rien du monde dont elles se sont détachées et dont elles ne redoutent plus la concurrence). Celles de Abst se souviennent de ce monde (de certaines de ses caractéristiques essentielles : le volume, en particulier, avec les ombres qu’il génère.)


2. Le niveau du contenu nous pouvons l’observer par exemple chez Ingrid Calame, dont nous avons déjà parlé, en particulier dans et de ses relevés de Traces sur le sol de bâtiments industriels ou de parkings.
C’est sur des traces qu’elle concentre son attention. Ses relevés n’ont rien à voir avec le procédé surréaliste du frottage inventé par Max Ernst. Ces traces ne servent pas à inventer, imaginer, rêver. Elles sont relevées pour être conservées.
C’est qu’elles témoignent. D’une activité (des jeux d’enfants sur une ère de jeu, des tâches de graisse sur le sol d’une usine), d’un passage (des traces de pneus sur un circuit automobile), etc. Ci-dessous, Dessin # 297 (renvois de Buffalo, NY) 2008.



De l’usine d’Arcelor Mittal sise près de Buffalo, que reste-t-il depuis le passage du capitalisme industriel au capitalisme financier ? Des chiffres et des lettres tracés sur le sol du hangar des expéditions, relevés et reportés à l’huile sur tôle d’aluminium (Arcelor Mittal Steel Shipping Building One, Right No. 238, & Shipping Building Two, Left No. 50 2010) . Garder la mémoire de ce qui disparaît ou même de ce qui a disparu, voilà l’objet de cette peinture .



Ces œuvres de très grandes dimensions n’en sont pas moins abstraites. Là, b-b-b,rr-gR-UF!, b-b-b 1999.





C’est qu’il ne s ’agit pas de « conservation » au sens de Hilla et Bernd Becher et de leurs photographies de bâtiments destinés à disparaître. La photographie est une trace. C’est la trace elle-même que Calame envisage de conserver. Son travail ressemble un peu à celui de la police scientifique, à ceci près que la trace ne sera pas analysée mais simplement présentée. C’est dans cette opération de valorisation de la trace (elle vaut pour elle-même plus que pour ce dont elle est la trace) que consiste, semble-t-il, l’entreprise de l’artiste. Une valorisation de la mémoire dans un monde où tout passe à très grande vitesse ou tout se renouvelle sans cesse où, alors que paradoxalement tout (donc trop pour que cela puisse signifier encore) s’enregistre rien n’est retenu. Un monde amnésique.



Alors, y a-t-il une peinture abstraite contemporaine ? On dirait bien que oui. Elle a en commun avec la peinture non abstraite contemporaine, d’être dotée d’un contenu, d’un contenu qui est le monde qu’avait progressivement refusé la peinture depuis l’avènement de l’impressionnisme, la fin du monde classique, la fin, si l’on veut, d’une peinture née à la Renaissance.
Mais en même temps, ce monde revientcomme un souvenir. Dans un désordre mémoriel qui affecte sa « re-présentation ». Car, cela paraît être un trait fondamental de la peinture contemporaine que le contenu détermine la forme (ce qui est évidemment plus sensible pour la peinture non abstraite).

Il est clair que cette ébauche d’étude demande à être approfondie, étendue, discutée. Qu’elle ne se veut qu’une hypothèse. Qu’elle ne prétend à rien de plus.


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